Marc, ou une première séance de codéveloppement professionnel

Aucune odeur de café ne s’échappe de cette machine. Je me suis habitué, mais est-ce bien normal ? D’ailleurs, sont-elles naturelles, ces capsules ? Marc rêvassait, devant le liquide noir qui s’écoulait régulièrement dans la petite tasse, toujours de la même manière, formant en surface une assez jolie mousse, toujours la même mousse. Et Clooney, il en boit de ce café, « son » café ? Un coup d’œil sur l’horloge, merde, je vais encore être en retard, une savante aspiration d’air frais et de café (il ne manquerait plus que je me brûle !), allumage de la tablette posée sur le bar américain, une autre gorgée de café, connexion au site d’information routière, clic sur le trajet préféré, une gorgée, C’est pas vrai, 40 minutes de bouchons ! Et le trajet alternatif ? Encore pire, presque une heure ! Le manteau plié sur un bras, l’autre main saisissant la poignée de porte, Chérie, j’y vais, je suis déjà en retard ! Oui, c’est bien aujourd’hui, ta mémoire m’épatera toujours ! Bon séminaire… tu parles, je me demande surtout ce qu’ils nous ont encore inventé !

Le moteur réagit au quart de tour, Marc s’engouffre sur l’autoroute aussi vite qu’il le peut, c’est toujours ça de gagné. Il roule sans regarder, entend France Info sans l’écouter. C’est vrai, qu’est-ce qu’ils nous a encore inventé, notre comité de direction ? Ils nous mettent des objectifs de fous, on court partout, on est plongés dans la crise, et ils nous placent des séminaires comme ils veulent, quand ils veulent ! Ils l’ont appelé comment, déjà, celui-là ? Codéveloppement. Tu m’en diras tant… Codéveloppement, co-création, coopération… Vous désirez, monsieur ? Du « co », je reprendrais bien du « co » ! Sortie de bouchon, accélération. Cela roule. Je serai presque à l’heure, si tout va bien ! Bouton vert, en-dessous de l’autoradio. Oui chérie, c’est moi. Tu pourras penser à acheter des capsules de café, s’il te plaît ? J’ai pris la dernière… Bonne journée ! Merde, je l’ai même pas embrassée en partant. Il embrasse sa nana tous les matins, Clooney ?

On n’est que huit dans la salle. Enfin, neuf avec le type qui anime : le « facilitateur », comme il s’est nommé en se présentant. Ils ont le don de se trouver de ces noms… Drôle d’équipe, qu’ils nous ont montée là ! Christelle c’est cool, on va se marrer. Mais alors, Fabrice… je m’en serais bien passé. Pour autant, je n’allais pas m’y opposer, quand j’ai vu le mail de la DRH : ça aurait paru louche. Mais qu’on n’attende pas trop de notre « coopération » : on ne s’est jamais entendus ! Les autres, ça devrait à peu près aller. Je les connais peu, finalement. Enfin, puisque je suis là, autant être ouvert, il y a toujours un ou deux trucs à apprendre. Vivement midi, mon équipe a pris du retard sur le dossier Cleveton & Cleveton.

C’est drôle, on dirait que le temps s’est arrêté. Est-ce que cela fait partie du processus du codéveloppement ? On a écouté Martin nous exposer sa situation pendant au moins cinq minutes, tout le monde semblait hyper attentif, personne ne l’a coupé, même quand ce n’était pas très clair… Martin s’arrête, il a l’air surpris et reconnaissant. Je le comprends… mais je crois que je n’aimerais pas être à sa place et m’exposer ainsi !

Intéressante, cette deuxième étape. Quand l’animateur a annoncé qu’on prendrait quarante minutes pour questionner Martin sur sa situation et la manière dont il la vit, ça me semblait franchement exagéré, surtout que je pensais déjà avoir la solution pour lui. Pourtant, je n’ai pas vu le temps passer, et ma solution toute faite : aux orties ! Elle aurait peut-être été bonne pour moi, et encore… Mais grâce au questionnement, j’ai noté des tonnes d’idées. Quelle puissance collective ! Fabrice m’a étonné. Plutôt fines, ses questions ! Cela me fait bizarre de le reconnaître.

Décidément, ce processus ne ressemble à rien que je connaisse. J’avais presque oublié la présence du facilitateur… ils travaillent la transparence, dans leurs stages de formation ? Quatrième étape, il nous propose de donner notre feed-back et nos conseils pour Martin (ça, je l’avais bien compris), mais aussi nos intuitions, nos émotions. Étonnante invitation, surtout pour des managers. Pourquoi pas ?

Sixième et dernier acte, si j’ai bien compris. Un tour de table, où chacun est invité à exprimer ses apprentissages. Où en êtes-vous, avec quoi repartez-vous… Il est drôle, lui ! Comme si c’étaient des questions que j’ai l’habitude de me poser ! En tout cas je vais continuer, mon management n’en sera qu’enrichi. Moins en termes d’apprentissages techniques que dans ces petits riens qui font la différence, ces talents des vrais leaders ? Au fond, ce que j’ai toujours cherché en formation, sans le trouver. Ou plutôt, que j’ai parfois trouvé dans les théories, mais une fois revenu dans la « vraie vie », c’était une autre histoire. Alors que là, ce serait plutôt l’inverse : on part de la réalité du terrain, et on apporte tous de l’eau au moulin à partir de ce qu’on sait, de qui on est. D’une certaine manière, l’expert, c’est nous, les participants. Pas l’animateur. Un véritable retournement. Bien vu !

Bon, à moi de parler. Avec quoi je repars… ce que j’ai appris ? Que d’habitude, quand je pose une question à quelqu’un, j’ai souvent l’hypothèse de sa réponse. Et pendant qu’il parle, je n’écoute pas complètement : je suis dans mes pensées, je compare, déjà à ce que je vais dire ensuite. Ici, on a pris le temps, on s’est vraiment écoutés, cela fait la différence. Au début c’était frustrant, puis j’ai compris l’intérêt : vu la qualité du questionnement, à un certain moment j’ai eu l’impression de comprendre la situation comme si j’étais Martin… et du coup, les suggestions et les retours ont été riches. Vous m’avez tous épaté ! Je suis content qu’on ait pu aider Martin. En nous écoutant, il a écrit trois pages d’idées et de retours, je suis bluffé. En plus, j’ai « grappillé » plein de choses qui me seront utiles, à moi aussi ! Comme tu l’as dit Fabrice, je pressens aussi que si cela fonctionne aussi bien, la méthode y est pour beaucoup. Elle permet l’expression et la créativité. C’est très fin, oui, d’accord avec toi, Christelle, c’est « subtil ». Je suis heureux de faire partie de ce groupe, j’ai l’impression de vous connaître aussi bien que si on avait passé une semaine de vacances ensemble(*) ! Eh bien, moi qui pensais n’avoir rien à dire… Vivement dans un mois !

(*) Merci à Nicolas pour cette merveilleuse phrase exprimée spontanément dans une situation comparable, en conclusion de sa première séance de codéveloppement…